nouvelles
affables amis mots
collection de fables animalières
extraits
Le canard
Ça pue dans la mare. Et c'est mon canard qui me le dit. Ça pue vraiment dans la mare et je le sens jusque dans vos regards. Ça pue, est-ce déjà trop tard ? La boue qui voisine avec le chemin ne sèche plus et tout envahit. On patauge, on ne s'en choque plus. On s'y complaît même. D'autres encore se prennent à la remuer d'une telle passion qu'elle les dévore. Les choses au rebut, les petits squelettes, les vers qui ondulent et se sauvent n'amusent personne. On est passé à d'autres jeux, plus vils et plus sales. On y laissera des plumes.
Et la boue se répand sur les pelouses des sénats, tache les oies des capitoles. Elle est sur les tapis des protocoles et dans les langues et les bouches. Rien ne semble l'endiguer, la boue est partout. Ça pue dans la mare, je l'ai déjà dit rumine le canard et les autres le savent aussi.
La colombe reste grise, le cygne ne se nettoie plus, il n'en peut plus. Le dindon perd sa farce, les poules caquettent comme de tous temps et s'enlisent. Le coq perd ses allures et se couvre de brun. La basse cour s'enfonce et avec elle la haute aussi.
On ne tient pas compte de l'avis du canard qui sait que la mare pue en regardant le ciel sans imaginer ce qui peut lui arriver de pire.
L'aigrette
Plus rien n'est vraiment bon, dit l'aigrette avec aigreur en repoussant une assiette de limaçons à la vinaigrette. Je ne sais si c'est moi ou l'époque mais j'ai l'impression que toutes les bonnes choses disparaissent.
Même la vie d'aigrette n'est point comme l'ancienne, songe-t-elle, puis l'animal sort une patte de la vase, la considère un moment puis la secoue vivement en l'air avant de la plonger à nouveau dans l'eau. Rien n'est comme avant.
Grand-mère l'aigrette n'avait pas une vie facile entre l'entretien du logis et tous les enfants à charge. Elle ne s'est pas arrêtée souvent, n'a jamais passé de temps au bord de la mer. Elle n'a sans doute jamais dépassé l'étang qui l'a vue naître mais elle semblait heureuse, ne s'est jamais plainte et caquetait souvent avec ses voisines en fin de journée pour passer le temps et échanger les nouvelles.
Ma mère l'aigrette n'a guère plus eu de chance car les temps difficiles sont venus, de mauvais vents venus du nord, les privations, les dangers toujours grandissants de la chasse et la disparition de papa un après-midi d'automne avant la pluie. Elle n'a jamais su ce qui lui était arrivé.
Pour moi, se dit l'aigrette, c'était le paradis. Je suis arrivée avec l'ouverture de la réserve naturelle, la sécurité, un foyer, des ressources à ne savoir que faire… Je ne sais pas si j'en ai profité. J'ai fait ce que m'avait dit ma mère. Élever des enfants, travailler, préparer l'avenir. Et le temps a passé. Je me demande bien ce qui a changé à ce point et quel sera le futur de mes enfants.
L'échassier
Un grand échassier ne peut se permettre d'avoir les couilles qui pendent. C'est d'abord une question de bienséance et de présentation de soi aux abords des lacs et des rivières. Imaginez deux petits œufs de chair dans un sac au duvet douteux qui balloteraient à leur aise entre les pattes affinées de l'oiseau. Quelle allure ! Non, c'est impossible même de penser à cette image. On a sa tenue de volatile présentable ou pas.
D'un autre point de vue, ce n'est guère possible, non plus, lorsque l'animal part à la pêche et arpente le bord des étangs. Une paire de couilles qui pendent ferait des flips et des flops à la surface de l'eau et éveillerait l'attention du poisson qui somnole sur le fond. D'autres fois même, lorsqu'elle avance à contre-courant, cette paire de pendentifs serait portée par le fil du ruisseau, la ralentirait et pis encore, pourrait être prise pour un mollusque ou batracien par un autre oiseau, pêcheur ami mais néanmoins concurrent qui planterait son bec sur cet endroit de faiblesses. Pensez à la douleur, au désarroi et à la honte des deux compères pris dans de telles postures…
Voilà donc pourquoi c'est réellement impossible, se dit l'oiseau tout en long qui regarde son image à la toilette du matin, considère son anatomie et comme toute personne avisée, en tire quelques conséquences à vivre. Le problème, poursuit-il, perché sur ses hautes baguettes est d'ainsi réussir à les maintenir collées, serrées près du corps sans pour autant prendre pour se faire une démarche de personnage important, tout imbu de lui-même et qui, protecteur de ce doux fardeau, laisse lire sur son bec l'intensité de sa mission et sa bienheureuse charge ! Surtout ne pas faire comme ces pigeons surgras qui frétillent à les contenir, ni comme ces fiers dindons qui se dandinent tant, dit-on.
Et voilà que s'admirant, il arpente, va-et-vient devant le miroir d'eau en essayant de garder et la classe et la distinction légère de celui qui est haut perché, distingué mais pas fier de son appartenance sociale. De loin, fragile et fluide au dessus du plan d'eau, on dirait qu'il s'est remis en chasse et traque vers, gastéropodes et petits batraciens mais il n'en est rien. L'air de rien, justement il parcours l'onde et s'y mire au grand jour en tentant de retenir la paire de fols objets un peu sur la droite, un peu plus bas sous le croupion, en serrant les cuisses tout en conservant la marche aérienne qu'on luit connaît ! Et c'est un véritable moment sportif, intense dont nul autour de la mare ne se gosse puisqu'il n'y voit goute. Puis lassé de tous ces exercices, l'oiseau fatigué mais rempli de fierté, déploie ses larges ailes et d'un battement rejoint les roseaux pour un peu de repos dans son nid.
momentanés
ensemble de 40 nouvelles,
chacune accompagnée d'un dessin original à l'encre. 5 tirages.
extrait
En travers de l’assiette. Satisfait.
Benoît regarde venir à lui le petit panier de bambou vapeur que le serveur lui apporte. De la main droite, il porte un flacon de sauce épicée et la petite boîte couleur bois repose sur une assiette que tient la gauche. Elle balance doucement au gré de la marche du jeune homme. Et abrite un monde entier de saveurs. Quelques volutes de chaleur s’en échappent. A présent, il se tient tout près de la table, à sa gauche. Bouchées du trésor, dit-il en soulevant le couvercle après l’avoir déposée devant lui. Benoit ferme les yeux. D’une part pour se laisser envahir par les senteurs, d’autre part pour retarder de quelques secondes l’ouverture de cette prison de bambou. Quand il sent que le garçon retourne vers la cuisine, il ouvre les yeux. Quatre minuscules édifices de chair translucide environnés d’une ceinture élastique et jaune pâle trônent sur une vague verte et devenue transparente sous l’effet de la vapeur. En route pour le trésor, se dit-il.
Première bouchée
La sauce de piment expulsée du flacon fait une tâche de couleur rouge dans l’assiette. Elle figure un dragon assoupi. Benoit ne peut s’empêcher de l’associer à un bon présage. Bon présage de quoi ? C’est ridicule. Il est midi trente. Il est au restaurant pendant la pause déjeuner. Et il a faim. D’un léger mouvement de baguettes, il saisit la première bouchée et la dépose dans l’assiette en prenant garde de ne pas éveiller le dragon. Le calme est de courte durée. La bouchée est amputée de moitié. Une large trace de sang macule la porcelaine. Les baguettes retombent juste après la disparition de l’autre moitié. Le bout de la langue lui picote légèrement.
Deuxième bouchée.
Benoît dépose la seconde bouchée aux limites de la sauce rouge. Elle figure un vieil établissement colonial en bordure d’un lac. La couleur rouge se reflète sur les aspérités de pâte cuite et lui donne l’air d’être éclairée de l’intérieur. Le crépuscule rougit le lac. Il emporte avec lui les cris et les rires chuchotés des filles à demie vêtues qui le contemplent depuis la terrasse en compagnie des hommes. Les baguettes pourraient mener l’orchestre mais en quelques secondes elles font tout disparaître. Petite brûlure qui persiste au bout de la langue.
Troisième
La troisième bouchée pourrait n’être qu’une habitude mais Benoit n’en fait rien. Pareil à un petit rouleau saisi entre les baguettes, il prend la bouchée et la roule vers la partie restée blanche de l’assiette. Une dentelle rouge et régulière apparaît. Dessin préparatoire à de la broderie, oscillations annonçant des soubresauts terrestres. Tout disparaît d’un revers de bouchée comme sur l’ardoise d’un écolier. Et toujours le bout de la langue que l’on vous aiguille.
Quatrième bouchée.
La dernière bouchée est particulière en ceci que précisément, elle est la dernière. Elle arrive avant la lassitude. Benoit répète les mêmes gestes une fois encore : saisir la bouchée, la tremper dans la sauce, en manger la moitié, replonger l’autre dans le rouge du piment puis tout faire disparaître avant de poser les baguettes en travers de l’assiette. Satisfait.
Vlaamse samenstelling
(Composition Flamande, en néerlandais)
nouvelle liée à l'oeuvre plastique du même nom
L'homme descend du train. Il vient du nord. Il est de bonne composition flamande, comme on dit. Car la composition, il l'a étudiée. Et la peinture et la nature morte aussi. Et il n'aime pas le mépris dans lequel on tient la seconde et c'est pour cette raison qu'il n'en fait pas.
Il préfère dessiner sur un coin de bois – coin de table en compagnie de Léonie qui connaît la maison comme sa poche et tous ceux qui l'ont habitée depuis deux ou trois générations.
Il dessine, elle tire l'aiguille en plissant un peu les yeux sous la lampe. Elle termine un lièvre (Lepus timidus Linnaeus) de belle couleur. C'est son bel ouvrage à elle qui n'en manque pas. Le canevas se faufile de cotons aux couleurs improbables qui causent de promenades à l'orée du bois ou le long de la Loire, de parties de campagnes et de rencontres furtives. Léonie canevasse en douceur tandis qu'il rêve de carnasses bien remplies. Des animaux de tous poils et autant de plumes s'y entassent au retour de la chasse… D'après Bergson, le plein est une broderie sur le canevas du vide, dit Léonie en reprenant un fil fauve. Il sourit. Elle le regarde dessiner, admire l'artiste même si elle ne le comprend pas toujours.
Demain, le canevas achevé, tendu, encadré trônera dans la salle à manger. Les visiteurs admireront l'harmonie des tons et la patience.
La nature morte, certes, ne sera pas digne d'un grand maître, d'un château, ni d'un musée mais elle ornementera l'intérieur modeste et doux de Léonie. L'oeil du lièvre, still live, captera les reflets du jour et l'humeur vagabonde de l'artiste, pris à son tour, d'une envie de gambader dans les jeunes pousses de blé qui annoncent déjà la chaleur de l'été.
minitextes
chaque texte est imprimé sur papier canson 21 x 29,7 format paysage,
complété de 3 dessins originaux à l'encre.
extraits
kayak
Je l’avais posée par simple jeu – comme toutes les questions indiscrètes que je pose. Mon ami restait silencieux. Je n’osais plus parler. Je ne savais pas si c’était la gêne ou autre chose qui le clouait sur sa chaise. Nos cafés refroidissaient sur la table. Et Sylvie qui ne redescendait toujours pas. Je regardais autour de nous. Les cafeterias d’hôpital ont toutes la même couleur et l’odeur aussi. Un jeune couple causait à une table haute près de la fenêtre. Une famille dans un autre coin entourant un aïeul en fauteuil qui souriait tout le temps. Une femme seule en compagnie de son goute à goute à roulettes regardait le sol. Et nous deux. On devait avoir une drôle d’allure. Nous étions en rando kayak lorsque le téléphone avait sonné nous annonçant que Sylvie devait être admise d’urgence à l’hôpital. On avait rappliqué au plus vite, laissant la remorque et les bateaux dans une ferme. On avait roulé direct jusqu’ici, sans pouvoir nous changer et les demies combinaisons que nous portions attiraient un peu l’attention. Les sacs de fringues étaient restés au gîte. Cette sortie était prévue depuis longtemps. René avait hésité à venir mais Sylvie l’y avait poussé, expliquant qu’elle n’était pas perdue, avait un portable et surtout des parents habitant pas très loin. La première journée fut un peu grise comme le temps. René regrettait sans doute d’être venu. Puis la ballade avançant, il s’éveilla. Le courant était fort en ce début de printemps et la descente agréable. Nous traversions des champs et des bois. Seules les vaches nous regardaient passer, un gamin sur un pont parfois. Le bivouac du soir fut très agréable. Nous avions abordé une sorte d’île au milieu de l’eau à l’abri de tout. On fit un feu et parla beaucoup. Depuis que René vivait avec Sylvie, il ne se passait plus rien entre nous. Il avait changé, disait-il. Il avait trouvé l’amour et tourné le dos à ses frasques sexuelles d’adolescent. Et puis il allait devenir papa. Je regardais l’ombre de son corps découpé sur la toile de tente. Je songeais à ce que ces randonnées kayak avaient représenté pour moi. Je l’aimais toujours. C’était évident. Et Sylvie dont on n’a toujours pas de nouvelles.
Canapés rouges
Trois canapés rouges comme cerises forment un carré contre le mur du hall du théâtre municipal. Un couple est installé au centre de chacun. De larges gamelles illuminent cet espace et lui confèrent aussi une atmosphère intime. Sur l’un, un couple de jeunes amoureux. Ils ont vingt ans à peine. Lui est grand, mince et brun et porte un blouson foncé. Elle est blottie contre lui, une grosse écharpe enroulée autour du cou. Ils ne se disent rien, ne bougent pas. A côté, deux dames âgées papotent. Elles se sont bien habillées pour l’occasion. Elles jettent de brefs regards vers la sortie des artistes. Elles semblent impatientes. Sur le dernier sofa, un couple entre deux, sirote un verre de vin rouge aussi en bavardant.
Denise
Il a peut-être neuf ans, croque une pomme bien rouge et attend près d’un cabas à roulettes presque plus haut que lui. La grand-mère remonte l’étal du maraîcher avec une poignée d’échalotes et un gros poivron rouge. – Dis maman. Elle sourit. – Euh, pardon, mamie, reprend-il.
– Oui, mon chéri. – Quand on avale du poison, on meurt tout de suite ? – Ça dépend, répond-elle. Du genre de poison et aussi de la quantité. – Ah, fait-il simplement. Les enfants ont toujours de ces questions bizarres.
– Oui ? Je prendrai aussi un kilo de haricots et deux betteraves. Merci. Elle paye, le petit s’occupe du chariot. – Fais attention au pied de la dame, prévient-elle. Ils s’éloignent, se fondent parmi les badauds. Du genre et de la quantité, songe Denise qui a écouté toute la scène en attendant d’être servie à son tour. Côté quantité, j’ai été servie, se dit-elle. C’est à envier les effets rapides du curare ou de l’arsenic car il est des poisons qu’on vous distille toute une vie et dont on meurt à petit feu. Denise pense à son mariage avec Raoul. Sa mère avait voulu l’en dissuader mais quand on est jeune, on a tendance à faire ce que l’on veut. Tout avait commencé huit jours à peine après la noce. Raoul avait perdu son emploi. Il avait complètement changé. Denise s’était expliquée ceci avec cela mais ce n’était pas le cas. Le poison de son esprit mauvais s’écoulait sur elle petit à petit. C’était aussi à cette époque que les parents de Denise avaient péri dans un accident de voiture. Denise se retrouvait seule et n’avait que lui. Elle n’a pas su le quitter. Il a bu, l’a frappée, a bu encore plus. Elise n’a pas eu d’enfant. Elle a perdu leur unique tentative sous les coups vers le sixième mois. Elle ne s’est jamais plainte. Elle va passer sous la halle du marché, lui prendre des rognons dont elle s’est faite une spécialité avec une petite goute de détergeant indécelable au goût et dont il reprend toujours plusieurs fois. Au final, tout dépend de la quantité, se dit-elle.
momentanés
ensemble de 40 nouvelles,
chacune accompagnée d'un dessin original à l'encre. 5 tirages.
extrait
Quelque chose picote à son cœur.
Allongés sur le toit, deux enfants regardent la ville à leurs pieds sous la lune. Ils sont bien. La bise est légère et fait bouger les cheveux d’Aline. Ils ne portent qu’un tee-shirt et un jeans mais n’ont pas froid. On n’a pas froid quand on est heureux. Oscar caresse les tuiles de la main comme s’il s’agissait d’un tapis moelleux. Il respire tendrement. Quelques bruits montent jusqu’à eux. Du coté du fleuve, près des péniches qui s’essoufflent à contre-courant. Du coté du marché où de nombreux petits camions amènent les victuailles. Du coté de la gare où, toute la nuit, des rapides filent vers le nord. S’ils tremblent un peu, ce n’est pas de peur. C’est qu’ils sont heureux. Voilà trois nuits qu’ils se retrouvent ainsi au bord de l’abîme et de la cité. C’est si beau une ville la nuit. Et ils n’ont pas fini de se raconter tout ce qu’ils ont envie de se dire. Oscar espère qu’ils ne finiront jamais. Aline aussi mais elle ne le dit pas. Elle habite cette grosse maison depuis longtemps. Depuis dix ans. Depuis qu’elle est née en fait. Oscar vient d’arriver et il veut tout connaître. Il veut surtout être avec Aline et l’écouter pendant des heures. Elle se compose de cinq étages et une famille occupe chacun d’eux, dit-elle. Le rez-de-chaussée s’ouvre sur un petit jardin dont les grilles retiennent les papiers qui volent et les détritus. Aline quelque fois le traverse pour gagner du temps en allant à l’école ou quand elle est à la recherche de son gros chat roux. La partie gauche est occupée par une boutique de couture. On y fait principalement des retouches et les clients ne sont pas nombreux. Aline bavarde un peu avec mademoiselle Jeanne qui en est la propriétaire et qui lui offre souvent des bonbons à la violette. Le goût est un peu étrange au début mais on s’y habitue. Elle se perd souvent dans le récit de sa jeunesse. Et dans des rêves de haute couture pour les dames de la ville. Oscar ne comprend pas trop l’intérêt des filles pour les chiffons. Il écoute Aline et se tient près d’elle. Depuis quelques minutes, un point clignote dans le ciel au-delà des collines. Oscar regarde l’avion qui s’avance et ne s’arrête pas ici. Au premier, dit Aline, il y a Albert et Monique. Ils font office de gardiens. Lui sort les poubelles les lundis et jeudis matins tandis qu’elle lave à grande eau le hall et l’escalier. Il ne fait pas bon trainer dans ses pattes à ce moment là. Les grands se voient copieusement engueulés et les enfants ramassent parfois des coups de balais espagnols. C’est froid, humide et plein de franges et Aline déteste cela. Elle s’arrange toujours pour ne pas avoir à prendre l’escalier pendant que Monique est dans la cage. Une vraie furie, sourit-elle. Oscar n’y a pas encore goûté. Et il n’est pas vraiment tenté. En caressant les tuiles, sa main frôle celle d’Aline. Elle ne l’enlève pas tout de suite. Peut-être qu’elle m’aime, songe-t-il. Et il rougit. Aline ne le regarde pas et la nuit est encore noire. Trois heures sonnent au clocher voisin. Si les parents les savaient là à cet instant... Au second, ce sont les Durand. Aline n’a pas grand-chose à dire sur eux. Elle ne connaît pas leurs prénoms. Monsieur Durand est un vrai métronome. Tous les matins, il promène le caniche abricot et hargneux autour du pâté de maison. Il porte une tenue de sport bleu marine. Une demie heure après, il ouvre la porte du garage du coté cour en costume et cravate et file vers son bureau. Aline ne sait pas que répondre à la question d’Oscar. Il doit être banquier ou ingénieur dans une grande usine. Son épouse est institutrice à l’école Saint Joseph. Elle dit bonjour à tout le monde et ne se fait pas remarquer. Maman souligne que ses balconnières sont toujours fleuries et irréprochables. Et que jamais rien ne traine à l’extérieur de leur appartement. Oscar ne peut mettre un visage sur les habitants du premier. Ils ont un fils qui s’appelle Sébastien. Il a des cheveux bouclés et porte de beaux blousons, reprend Alice. On écoutait des fois de la musique ensemble. C’était bien mais il est maintenant au collège depuis trois ans et regarde du coté des grandes filles, soupire-t-elle. Maman dit que c’est normal. Tu crois ? Oscar se sent mal. Pense-t-elle encore à ce garçon ? Que fait-elle sur ce toit avec lui alors ? Il ne répond pas. Il a soudain envie de regagner sa chambre en oubliant toute l’histoire. Alice a un petit frisson et se serre contre lui. Il n’ose plus bouger. Un train passe au loin et un serpent de lumières clignote derrière les arbres. Après un silence, Aline poursuit. Au quatrième, il y des nouveaux. Tu les connais mieux que moi, plaisante-t-elle. Alors qu’en dis-tu ? Fallait pourtant qu’on arrive à sa famille. Oh, tu sais, y’a pas grand-chose à dire. Mon père est représentant et n’est pas souvent avec nous. Après des photocopieurs, des ventilateurs et des aspirateurs, il vend aujourd’hui des meubles de jardin. Il sillonne les grandes surfaces de la région. C’est assez pratique car il est au courant de toutes les promotions. Maman travaille dans une entreprise de transports. Elle remplit des camions. Comment ? dit Aline. Enfin, sur le papier en répondant aux commandes de ceux qui ont besoin de transporter des trucs. Y a aussi Solène, ma petite sœur de six ans que tu vois tous les jours à l’école. Elle a tout le temps un problème et se colle à moi pendant les récréations. Maman dit que je suis le plus grand et que c’est mon rôle. N’empêche que je préfère jouer avec mes copains ou parler avec toi si tu veux bien. Aline ne sait que répondre à son tour. Elle ne sait pas pourquoi ils se rejoignent sur ce toit depuis trois nuits. Passe encore d’habiter la même adresse. Cela fait rire toute la classe. Mais pourquoi l’inviter dans son refuge, sa place secrète. L’endroit qu’elle préfère même s’il pleut ou vente quelque fois. Elle sourit de nouveau et se presse contre lui. La chaleur les réconforte. On n’a pas froid quand on est heureux. La bise se lève et les voiles de la nuit avec elle. Déjà l’horizon bleuit. Il est trop tôt pour qu’Oscar parle de lui. Et au cinquième ? demande-t-il. Il y a nous, dit Aline. Maman, ma sœur et moi. Trois filles car papa a fui au bras d’une vie nouvelle et nous ne le voyons plus. Maman reste à la maison et s’occupe de Léa qui a tout juste un an. Elle n’a pas repris son travail dans le musée d’art contemporain de la ville et préfère s’occuper de nous. Enfin, c’est ce qu’elle me dit. Je fais de mon mieux pour l’aider, ajoute-t-elle. Je suis assez grande pour cela. Le petit escalier au bout du palier me mène à cet endroit. Je suis sur le toit de mon monde et passe mon temps à regarder la ville et les collines. Maman m’interdit de venir ici. Elle dit que c’est dangereux. C’est mon coin et j’y reviens. Tu es le premier à partager mon toit. Il n’était qu’à moi. Ne t’approche pas trop car le bord est glissant. Oscar ne dit rien et apprécie ce moment. C’est la première fois qu’une fille partage un secret avec lui. Il est heureux et aussi fier que le roi du monde sur son trône. Et puis la sortie de l’appartement dans le noir, la montée des marches en silence et la découverte du panorama l’excitent beaucoup. Ils ressemblent à des agents secrets qui observent le calme apparent de la nuit. Et le corps d’Aline calé contre le sien lui procure quelque chose de doux et fort qu’il ne connaissait pas encore. Il se sent bien. Je suis bien, dit-il. Moi aussi, dit Aline. Une pointe de blanc soulève le derrière des collines. Il est temps de regagner la chambre et son lit avant que les parents ne bougent dans la maison. Oscar et Aline se lèvent et jettent un dernier regard sur le jour qui naît sur la ville. Au pied de l’escalier, Oscar lui demande s’il peut l’embrasser. Elle hésite un peu, puis accepte et tend ses lèvres au devant d’elle dans la pénombre. Deux gros mimis claquent sur ses joues. Surprise, Aline ouvre les yeux et voit le sourire d’Oscar qui dévale l’étage jusque chez lui. Quelque chose picote à son coeur.
Près du radiateur sur le fauteuil patiemment.
Barrières de péage de Marquion (59). Mercredi 8 novembre. 8h58. Le brouillard a envahi la campagne. Depuis le lever du jour, elle est dans sa guérite et regarde la bretelle qui ne débouche de nulle part devant elle. Et elle attend. Elle attend qu’arrive une voiture pour faire glisser la vitre. « Bonjour », « merci », « 2 euros 30, merci, au revoir ». Cela dure 25 secondes puis elle referme la porte. Et de nouveau attendre. Attendre beaucoup. La sortie mène en rase campagne et ils ne sont pas nombreux ceux qui se perdent par ici.
Linda attend encore et elle rêve. Elle n’a pas de musique, la cabine est trop petite, cela résonne trop. Et puis elle préfère se laisser emporter par celles des automobilistes. Alors Linda rêve.
Voilà quelqu’un qui se présente. C’est une grosse voiture de couleur caramel. Ne lui demandez pas de quel type, de quelle marque, elle n’a jamais su. Pour elle, ce sont toutes des voitures. On monte dedans, tourne la clé et démarre. On va où l’on veut, c’est bien. C’est tout ce qu’on lui demande. Linda n’en possède même pas une. Elle vit seule dans une fermette rénovée à deux pas du péage et se déplace à vélo. C’est dans la direction opposée. Elle n’entend pas leur bruit sur l’autoroute.
L’homme au volant baisse sa glace en s’approchant. La cinquantaine, costume gris et chemise blanche. Le ventre posé sur le volant. Porte coulissante, sourire. Rien en retour.
5 euros 44. Merci. Au revoir. Pas un petit mouvement de tête. Linda referme la porte. Pas sympa, celui-là. D’un autre coté, que pouvait-il lui dire ? Arrive une petite auto bleue qui sert un peu le muret mais ne le touche pas. La vitre se baisse par saccades. Sourires. Bonjour. Une douce odeur de violette monte du véhicule. La musique envahit la cabine. Charles Aznavour. Le conducteur semble un peu jeune pour ce choix, ce n’est peut-être que la radio. Sourires. Merci, bonne journée. Déjà il est reparti. Emmenez-moi au bout de la terre, emmenez-moi. Ce sont les paroles. N’a rien dit de plus que l’autre pourtant c’était différent.
Les hommes, d’ailleurs ne lui disent jamais grand-chose. Assise devant la fenêtre du jardin, en culotte dans un grand fauteuil, Linda boit du thé fumé. Elle y pense et rêve. Le feu ronronne dans le poêle, le chat s’étire sous un rayon de soleil à l’extérieur. Elle est seule et ne le regrette pas. Elle ne le regrette plus en fait. Un bolide rouge s’avance à son tour. Un peu plus, il poussait la barrière. Vitre électrique, musique à fond dans l’habitacle. Linda dit bonjour par habitude, c’est certain qu’on ne l’entend pas. Une jeune fille peinte en noir laisse dépasser un bras pour lui tendre le ticket et la monnaie. Linda croit qu’elle écoute du hardcore ou du death métal, enfin un truc du genre qu’elle n’a jamais compris. Ils sont nombreux toutefois dans le coin à en écouter. Y a même des concerts. Linda écoute plutôt des textes en français. Des chansons qui disent l’amour, de celles qui marquent et qu’on n’oublie pas. Elle a d’ailleurs grandi avec. Sa mère les fredonnait dans la cuisine. Ne me quitte pas, il faut oublier, oublier le temps et les malentendus. Elle n’imaginait pas qu’un jour elles pourraient s’appliquer à son cas. Un poids lourd à présent. Elle ne les aime pas. Elle n’aime pas leurs façons de lui plonger dessus pour payer. Elle ne les aime pas plus quand elle roule à bicyclette sur les petits chemins qui mènent chez elle. Ils la gênent. Linda n’est pas comme Sylvie qui porte des chemisiers échancrés et leur montre ses seins à chaque fois. Sylvie est seule et s’ennuie mais ce n’est pas le cas de Linda. Elle ne s’ennuie jamais, ce sont plutôt les autres. Elle vit seule, elle l’a choisi et elle rêve. Linda rêve beaucoup et attend. Elle attend que sonnent les heures, que passent les années, que le printemps revienne et que l’été s’achève. Mais elle ne s’ennuie jamais. Linda boit du thé, elle rêve et elle lit.
Dans la berline qui vient de s’arrêter, un homme d’une quarantaine d’années cherche une carte d’abonnement dans son portefeuille. Il n’a rien dit, Linda le vois venir : chemise azur, cravate à motifs et sourire qui mord. Il est immatriculé en région parisienne, sans doute commercial, sûr de lui et n’a pas grand-chose à perdre. Bonjour. Fait pas chaud aujourd’hui ? Elle répond d’un simple bonjour. Pas trop long d’attendre ainsi tout le temps ? Non. Sourire. Merci, bonne journée. Puis elle referme la porte vitrée. La barrière ouverte, le feu vert, il démarre. 25 secondes, c’est long quelquefois.
Linda lit autant qu’elle rêve. Parfois c’est l’inverse. Elle a toujours aimé les livres. La pression familiale l’a faite préparer l’agrégation de lettres après l’université. Et c’est là qu’elle l’a rencontré. Il était grand, il était beau, ne sentait pas le sable chaud. Linda l’a aimé au premier regard. Elle était jeune, il enseignait la littérature moderne. Le monsieur devant elle semble s’impatienter. Ça fait deux fois que je klaxonne, dit-il. Vous rêviez ? Bonjour monsieur. Pardonnez-moi. 3 euros 20. Voici votre monnaie. Bonne journée. Il la quitte en trombe. Tout comme François. Dans vingt minutes, monsieur Albert viendra la remplacer. Il est gentil, tentera encore de l’inviter au moment de l’échange des caisses mais elle n’aime pas son parfum.
Le ciel s’éclaircit, le soleil inonde la campagne. Elle ne savait pas qu’il était marié. Puis Linda a pensé qu’il pouvait tout lâcher et elle s’est trompée. Linda n’a pas eu l’agreg. Linda est dans cette cabine de verre près de huit heures par jour. Elle communique avec une multitude d’individus. Pendant 25 secondes. C’est une moyenne, puis elle attend. Fenêtre qui coulisse. Bonjour madame. Sourire. 2 euros 20. Merci et bonne journée. Le chat l’attend près du radiateur sur le fauteuil patiemment.
Poussières
protocole composé d'un ensemble de texte et dessins, encre sur papier.
Aspirations
Je passais l'aspirateur dans la grande pièce. C'est une tâche ingrate à laquelle on se résout souvent. Nécessité faisant loi comme on dit. C'est assez physique aussi, toutes ces chaises à déplacer, le tapis qu'il faut prendre à rebrousse-poil, ces minous qui courent dans le vent arrière du moteur comme affolés par ce qu'il va leur arriver. Certains les appellent des moutons. C'est plus bucolique mais, vu qu'il y a une chatte noire qui se vautre un peu partout dans la maison avec des airs de propriétaire, ce sont présentement des minous.
C'est une activité qui ne demande néanmoins pas à réfléchir. Le bras qui prolonge le tube d'aspiration fait corps avec la machine. J'en ai pour une vingtaine de minutes et je n'ai pas besoin de penser. Il existe des modèles silencieux qui, dit-on, font le travail à votre place. Ce n'est pas le cas de notre vieil aspirateur bruyant qui se laisse traîner avec nonchalance dans les recoins de la pièce. Je n'avais jamais songé à tout cela avant ce jour, je ne vois pas pourquoi je l'aurais fait. Je regardais, comme les autres fois, où je passais la brosse aspirante. Sous les meubles, dans les coins, près des portes-fenêtres. Je regardais le ballet des petits éléments aspirés vers le bord du tuyau et leur entrée dans un monde inconnu.
Je regardais disparaître de ma vue quelques poils noirs agglutinés, un petit gravier de couleur rouge, un brin d'herbe sèche venu du jardin. S'engouffraient aussi vers nulle part, un bout de fil vert avec lequel j'avais cousu un bouton, une graine de courge décortiquée, idéale dans la lutte contre le mauvais cholestérol, qui s'était échappée d'une coupelle et près de la table à roulettes qui me sert de bureau, des ronds de papier blanc, improbables confettis tombés de la perforatrice. C'étaient toutes choses inutiles et non à-propos sur le carrelage blanc de la pièce. Il était bien temps de faire du ménage.
Je songeais alors qu'il devait aussi y avoir des animaux. J'imaginais leur terreur et leur fuite à l'approche du terrible tuyau aspirant. La chatte était un bon exemple. Dès que je le prenais en main et avant même de le mettre en marche, elle cherchait refuge en haut de l'escalier ou vers le jardin si cette issue était déjà compromise. Certains chiens les adorent et en apprécient les caresses mais je ne connais pas de chats qui leur soient indifférents. Quant aux petits animaux, je n'y avais jamais songé. Le bout de mon tuyau gris, déboîté de la brosse, aspirait de plus belle, une toile d'araignée emmêlée sur la plinthe, un cadavre de mouche, une aile de cousin racornie. J'évitais une paire de fourmis, des éclaireuses en reconnaissance sans doute, même si la venue du reste de la troupe ne m'enchantait guère. Puis aux abords du tapis, je happais, malgré moi, une minuscule tête d'épingle noire sur patte. Puis une sorte de blindé, un tank, version carapace animale et multi-pattes. Cruel destin. J'imaginais alors tous ceux que je n'avais pas vus. Minuscules arachnides, infimes bébêtes aux noms inconnus et latins. Des mini bouts de vies qui croissent et bruissent dans les fibres de laine, dans les plis du plâtre au bas des murs, dans d'autres infinitésimales interstices obscures entre les lattes du plancher, dans les rainures du carrelage. Une foule, pis, peut-être, une armée grouillante et presque silencieuse qui partage
l'habitation avec ma famille. Je me demandais soudain si les acariens étaient avalés par l'aspirateur et les microbes alors ?... Le nombre de ces invisibles venait d'augmenter vertigineusement tandis que le moteur hurlait toujours. Un énorme microcosme s'engouffrait avec fracas, peur et désespoir dans ce petit bout de plastique. C'était démentiel.
Curieux, à présent, je scrutais le bord circulaire de l'embout. J'étais à la recherche de quelque chose auquel nul n'avait jamais songé. J'allais peut-être découvrir un truc extraordinaire.
Et c'est à ce moment précis que je fus aspiré !